
La route des rhums
31/03/2022Petite production, grande réputation… L’histoire des rhums de la Martinique, les seuls au monde à avoir décroché une AOC, est une vraie success-story. D’une distillerie à l’autre, d’une habitation à l’autre, l’île vous offre un fabuleux voyage dans le temps.
A chaque heure, son rhum et son appellation non contrôlée ! Paré pour le « dékolaj » ? C’est le premier rhum de la journée. Le « lave gorge » est le rhum de l’apéritif. Tandis que le « pété pié » est un coupe-jarret, en somme le rhum de trop. Il y a aussi celui qu’on a baptisé, allez savoir pourquoi, « l’heure du Christ », celui de 15 heures. Mais à partir de 16 heures, on passe au « domino », qui accompagne encore dans les cafés de campagne les parties de dominos, où l’on s’efforce de mettre son adversaire « cochon », c’est-à-dire en complet échec. La « partante », c’est, bien sûr, la dernière rasade pour la piste… En Martinique, le rhum ne colore pas seulement les mots au quotidien. Ce sont aussi des images, des sons, des odeurs, bref tout un univers. Même si aujourd’hui, la culture de la canne à sucre, avec 3 825 hectares, se retrouve reléguée à la seconde place, derrière celle de la banane. Dans l’île, la graminée géante qui est une vraie « petite usine à sucre », nous offre des paysages de carte postale. En décembre, au moment de la floraison de la canne, le regard survole des champs en damiers, dont les plumets blancs soyeux, frissonnent sous le souffle tiède des alizés.
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Le tour de Martinique des Yoles Rondes: uniques au monde, cette régate de voile traditionnelle est l’évènement le plus populaire et a lieu pendant une semaine en général Fin juillet début août.
Le Biguine Jazz Festival: une affaire de passionnés amoureux de culture et de Jazz Créole. Des artistes de référence internationale du genre s’y produisent. Cet événement a lieu mi-août
UNIQUE ! Le rhum agricole martiniquais est le seul au monde à bénéficier d’une AOC, gage de sa qualité mais aussi de la provenance de la canne et du respect des étapes de culture et de production.
LE RITUEL DU TI-PUNCH On ne laisse à personne d’autre le soin de préparer son ti-punch (un « feu » dans le parler créole). Il vous faut 1/8ede citron vert, une cuillerée à café de sucre ou de sirop de canne. Le tout est à « touiller » avec un « bwa lélé » (un bâtonnet de bois), avant d’ajouter 5cl e rhum agricole. Pas de glaçons : pour les puristes c’est un vrai pêché ! A déguster en prenant son temps.
Sous un ciel d’un bleu intense, le spectacle donné par ces « flèches de canne » est de toute beauté. Ensuite, de mi-janvier jusqu’en juillet, cette mer végétale est livrée au coutelas des ramasseurs ou à d’énormes tracteurs-moissonneurs, fauchant les tiges pour les recracher dans une benne. L’air s’emplit d’une « odeur végétale, herbacée, florale, légèrement poudrée et miellée » : hors saison, vous la retrouverez dans un étonnant parcours olfactif mis en place à la distillerie J.M., à Macouba, dans le nord de l’île.
L’ANCÊTRE DU RHUM
Macouba, justement… Ici, débarque en 1694 un missionnaire dominicain, le père Jean-Baptiste Labat (1663-1738). L’île, sur laquelle les Français ont mis la main en 1635, connaît déjà la fièvre du sucre. Mais le rhum, pas encore. A lire le père Labat*, il y a bien une « eau de vie que l’on tire des cannes […] appelée guildive. Les sauvages et les nègres l’appellent tafia ; elle est très forte et a une odeur désagréable, et de l’âcreté […] qu’on a de la peine à lui ôter ». Bref, cet ancêtre du rhum a tout du tord-boyaux, le nom étant probablement dérivé de kill devil (tue-diable), ce qui trahit la force de l’alcool. Dans son exploitation sucrière de Fonds-Saint-Jacques à Sainte-Marie, le père Labat, qui es un touche-à-tout, va consacrer beaucoup de temps à améliorer ce tafia. Mais pour soigner les fièvres, honni soit qui mal y pense. « Il a fait venir du matériel en cuivre depuis la France et a su l’adapter », raconte Alain Huetz de Lemps dans son histoire du rhum. Les alambics dits du père Labat vont connaître un succès fou dans toutes les Antilles françaises. « L’histoire de la Martinique a pratiquement commencé avec la canne », nous rappelle Michel Fayad, un historien passionné, qui a fini par mettre les mains dans la mélasse, pour diriger le musée du rhum à Sainte-Marie et coordonner la rénovation du château Depaz à Saint-Pierre. La canne, ce fut d’abord pour le sucre, ensuite pour le rhum. L’île a tout connu : des succès flamboyants, des revers cuisants, au fil des cours du sucre qui s’effondrent et des contingentements à l’export imposés sur le rhum. A la fin du XIXè siècle, la Martinique devient même le producteur de rhum du monde, exportant 190210 hectolitres de cet alcool à 55° en 1892. En 1945, on dénombrait encore 145 distilleries. Aujourd’hui, la Martinique n’en compte plus que 7, dites « fumantes », c’est-à-dire en activité : J.M à Macouba, Depaz à Saint-Pierre, qui produit aussi e rhum Dillon, Neisson au Carbet, La Favorite au Lamentin, La Mauny à Rivière-Pilote, Le Simon au François, Saint-James à Sainte-Marie. Ensemble, en 2016, elles ont produit un peu plus de 89000 hectolitres (en alcool pur, à 100%) de rhum agricole.
VESOU CONTRE MELASSE
Mais derrière les chiffres se cache une profonde évolution, celle que le rhum martiniquais a opérée dans l’imaginaire de ses consommateurs. Au départ, inutile de le cacher : c’était la boisson des « nègres » qui voulaient oublier leur condition d’esclaves et celle de ces flibustiers des Caraïbes qui finissaient tôt ou tard au bout d’une corde. « C’est resté un alcool de détresse jusque dans les années 1980. Celui des chagrins d’amour, celui des veillées d’enterrement », souligne Michel Fayad. Pour Nathalie Guillier-Tual, présidente de Bellonieet Bourdillon Succcesseurs (Maison La Mauny, Trois-Rivières), le rhum, c’est désormais tout autre chose : « Un alcool, synonyme de fête et de partage, qui évoque l’exotisme et la décontraction… » Aujourd’hui, la Martinique encaisse les dividendes d’une politique ambitieuse. Elle a privilégié le rhum agricole, le rhum pur produit du jus de la canne (le fameux vesou) mis à fermenter et à distiller, et ceci au détriment du « rhum de sucrerie », tiré des résidus du raffinage du sucre (la mélasse). Elle est surtout le seul pays au monde à avoir décroché en 1996 une AOC (Appellation d’origine contrôlée) pour son rhum. Dans ce succès, Michel Fayad veut voir « la french touch », faite d’audaces et rafinnement.
DU RHUM POUR LA FRANCE
La Martinique produit plus de 13 millions de bouteilles de rhum par an. La moitié est consommée en métropole. Un quart reste sur place, le dernier quart est exporté en Union européenne.
LE « SPIRIT TOURISM »
L’île s’est aussi lancée très tôt dans ce qu’on appelle aujourd’hui le spirit tourisme (le tourisme des spiritueux). Ouvrant ses habitations, ses anciens domaines (l’habitation Clément, le château Depaz) et ses distilleries. Le visiteur de passage peut rêver tout son soûl à ces grands propriétaires, Békés, Français ou Créoles, qui héritaient d’esclaves comme autant de biens meubles. Un peu décontenancé, il découvre, devant les colonnes de distillations bichonnés comme des bijoux, qu’aucun rhum en Martinique ne ressemble à un autre. « Une foule de paramètres entre en jeu. Le terroir, les vari étés de cannes, les amplitudes thermiques… Chacun a son savoir-faire », explique Michel Fayad, intarissable. Les anges, eux, se contentent de prélever leur part : entre 7 et 10% s’évaporent dans la nature pour ces goulus ! *Nouveau voyage aux isles de l’Amérique (1722).
46/ DESTINATION MARTINIQUE